Station-service

Comme presque chaque jour, je me suis garé. Le long du muret de béton, sur le bitume encore chaud. Je savais sans les regarder, l’armoire électrique, les écrous abandonnés dans la poussière, jusqu’à la bougie rouillée qui se désintègre lentement sur le sol.

Je m’arrête un peu trop loin, avant les premières automobiles en attente de réparation, avant celles même que personne ne viendra chercher. Je pose là le pied à terre, pour avoir à parcourir sans me presser, régulièrement, presque cérémonieusement, la distance entre la route départementale, les pompes sous leur auvent, puis le garage et la boutique. J’avance selon un rythme lent parce que je ne viens pas pour faire le plein, changer de pneus ou acheter une barre chocolatée. Non, je suis là pour marquer la mesure du temps, de celui d’ici, qui n’est pas celui d’ailleurs, qui passe autrement, lumineux, douloureux, grave et aérien, et qui a besoin d’une trotteuse, quatre-vingt-dix pas à la minute tout au plus, pour s’interdire une fuite linéaire en constante accélération. Qui a besoin de ce soleil qui écrase, de cette pesanteur exagérée, de ce presque arrêt entre les enjambées pour exister vraiment.

Il y a une détente dans cette progression, un soupir, une trêve, une marche qui n’en est pas une, dégagée des contraintes de l’ordinaire. J’avançais avec la phrase d’Estaunié: «Ne cesse-t-on jamais d’être seul ?» J’imaginais le plus propice des destins à son instant le plus heureux et je tentais d’estimer pour cette seconde l’espace entre les êtres: Soit leur proximité, aussi grande soit-elle, était toujours insuffisante, soit il y avait une manière de se prendre la main qui oblitérait la question par l’évidence.

Estaunié m’a laissé en haut des quelques marches avec l’index du pompiste qui glissait sur le comptoir une pièce pour deux cafés en affirmant que les pourboires devaient être bus. Les gobelets remplis, des voitures sont passées, des conducteurs sont entrés et ressortis, temps indifférent où je me tenais près de la porte. Et puis.

Ce fut toi. Poussée comme à chaque fois par ces hasards obstinément bienveillants, et qui semblent ne jamais se lasser de tenter de dire la même chose, quand bien même on ne les écoute que distraitement. Parce que, n’est-ce pas une des choses les plus difficiles de l’Univers, d’être au même endroit au même instant ?

Nous nous sommes interrogés quant au carburant qui propulsait ta voiture inhabituelle, j’ai fouillé la boîte à gants, puis j’ai croisé ton regard attentif à moi. Evidemment on ne pouvait pas rester toute la vie sur la piste devant la pompe numéro un. Je t’ai demandé «Où allons-nous ?» pour dire «Où veux-tu aller ?» tandis que j’espérais que tu répondrais à la question «Où irons-nous dans un instant, après que je me sois assis sur le siège passager ?» Tu m’as dit bien sûr «Je ne sais pas.», personne ne sait, mais ton sourire en même temps me glissait «Aies confiance !».

La terre toute entière avait eu l’élégante bienveillance de s’éclipser afin qu’il n’y ait que nous.

Je n’ai retrouvé le pompiste que bien plus tard.

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